Hier était l’anniversaire de ta mort -3 ans… et je fus secoué comme rarement dans l’Airbus qui me ramenait de chez Pandorryana vers Mélusine et notre maison. En rentrant je suis passé te visiter au soleil déclinant. Ta tombe était en ordre, bien fleurie avec le gazon qui reverdit après la coupe de la semaine passée… et toute cette eau qui n’a pas arrêté de tomber ; je vais régulièrement entretenir ta tombe, planter quelques futures fleurs, éliminer les végétaux morts et maintenir à un niveau raisonnable les herbes qui te font vert manteau.
Ce n’est jamais une corvée, jamais une torture et la peine ne m’étreint que très rarement ; non c’est plutôt la sérénité qui m’accompagne… parfois la pluie ou la nuit ou la neige et la nostalgie du temps ; d’un autre temps, d’avant…
Que suis-je devenu depuis 36 mois ? Comment vis-je lors ?
J’ai fait mon deuil comme on dit tout simplement.
Je ne tourne pas ou très peu en rond. Je ne pleure pas ou si peu ; parfois les larmes, une boule, une oppression viennent quand un son, une image ou la douceur présente ou le décor ou les objets témoignent que tu as été et se font l’écho nu et criant d’une image, d’un souvenir de toi et de notre passé heureux ou déjà empreint du filigrane de ta mort annoncée. Je vis sans tristesse pesante ou quotidienne, sans penser à toi tout le temps, sans obsession, sans infini ni indéfini, sans boucle ni cercle vicieux… Je me suis habitué à ton absence.
Je ne vais plus sur ces sites de deuil qui accueillirent un moment mes pensées et que je parcourus assidûment un temps pour partager ce chagrin qui me tenait et le diluer dans celui de centaines d’autres qui avaient perdu un proche dans des conditions plus ou moins dramatiques, soudaines, banales ou longtemps muries telles que les statistiques et la psychosociologie peuvent les décrire et les analyser et qui, alors, comme moi, KO, perdus un instant ou errant plus longuement, venaient confier à des oreilles expérimentées et chaleureuses leur désarroi, leurs interrogations, leur colère, leur quête pour gérer l’après...
Les témoins, les images de ton passé, tes traces ne me sont ni pesants ni torture. Je me garde néanmoins parfois consciemment et d’autres moins d’aller mettre mon nez dans quelque album ou autre boîte de Pandore comme je le fis auparavant pour éviter de réveiller trop crument des souvenirs polis qui, à l’occasion, pourraient retrouver un tranchant dont je sais qu’il serait à coup sûr coupant.
J’ai programmé pour une date indéfinie, l’édition d’albums de photos du temps passé pour modeler des négatifs et des diapos le livre de notre vie… Mais il faudra que je me réveille car le passage au numérique ne facilitera pas cette opération ! J’ai prévu aussi de revoir de fond en comble tout ce que tu laissas et qui était ton petit monde et que je n’ai pas touché… Ceci viendra sûrement sous l’impulsion des filles, un jour mais pas encore… Pas envie, pas le temps, pas prêt, pas maintenant.
Nos filles justement vont bien, je crois, même si elles aussi parfois laissent déborder, des sentiments retenus et enfouis qui à l’occasion d’un évènement, d’une rencontre, d’une actualité, d’une difficulté ou d’un heurt ressurgissent et se cristallisent en larmes ou stress ou paroles. Les filles ont fait de belles années scolaires, pleines d’effort et de maturité, acquise de ton vivant chez Océane, en épanouissement chez Mélusine.
Tes parents vont bien et avancent sans toi toujours dynamiques, mobiles et entreprenants et très attentifs aux filles ; je les ai régulièrement au téléphone. Pas trop souvent et rarement longuement car je ne suis pas un bavard comme tu sais. Les miens ne vieillissent pas très bien mais tu t’en serais douté…
Mes contacts avec tes proches collègues et amis sont moins fréquents mais restent chaleureux et bienveillants.
J’ai de la chance :
la chance, ô ni infinie ni scandaleuse ni insolente mais banale au contraire d’être là vivant et correctement portant ;
la grande chance de t’avoir aimée Christine, jeune, tôt, sans doute ni question, totalement, femme qui partagea mon amour pour en faire deux enfants sans retenue ni crainte ni réticence mais en don total et avec bonheur ;
la chance d’avoir un métier qui me plaît et occupe mes journées à 100 et 150%, parfois trop me dis-je et me dit-on vue l’heure où je rentre pour retrouver Mélusine juste pour le passage à table ; un métier qui me permet de vivre sans souci matériel et avec en permanence des défis à relever, des nouveautés à apprendre et à dompter, des lieux à découvrir, des mystères à éclairer ;
et puis, et surtout, et toujours, la chance rare et unique, et incommensurable, et sans doute aucun celle-là aussi, et insolente peut-être, la chance de cette rencontre incroyable, impensable un mois après ta mort, dont nous fêterons l’anniversaire avec Pandorryana et qui correspondra à notre centenaire… Les hasards de l’arithmétique, des calendriers et des amours anciennes de nos parents qui, une nuit ou un jour, nous commîmes !
Pandorryana, mon soleil, ma bouée, ma révolution, mon négatif dont l’amour m’a inondé et ébloui, qui a décollé ma pulpe et secoue chaque jour mes neurones et mes savoirs, comble mes désirs et chavire mes sens, dont la voix, le parfum, la peau et les regards sont ma vie désormais, dont l'être, les gestes et les pensées me sont focaux et magnétiques et substance d'avenir.
Je cours, je tangue, j’avance, je bondis, je pense, je m’immerge et je flotte dans des eaux inimaginées et inimaginables il y a trois ans.
Je me noie souvent et littéralement en elle et dans sa paix et dans son amour en un don total qui me laisse anéanti un instant sans pensée autre qu'un bonheur total qui se serait matérialisé tout en dématérialisant l'espace et le temps... Suis-je clair ?
Dans le plus simple appareil, en tenue de ville, de maçon, de jardinier, d'intello bobo ou de brousse, sur terre, dans les airs ou plus rarement l'eau, la route est tantôt droite, tantôt sinueuse sous le soleil et sous les nuages ; les kilomètres s’accumulent, le temps s’écoule du sablier dont les grains par milliers mais en nombre fini comblent les interstices entre nos vies, lient des pavés et tracent un futur à consolider.
Tout va bien ; la vie continue avec d’autres joies, d’autres peines, d’autres interrogations, d’autres difficultés à résoudre…
Pandorryana se rapproche intensément de moi et c'est un grand émoi et une nouvelle chance.
Lettre précédente : 14 Septembre